20/5/2022

Danube (9) — Les Portes de fer

Classé dans: — Brigitte @ 18:09:48

          Aujourd’hui, vendredi 20 mai, nous traversons la région des « Portes de Fer  ». En fait, il s’agit d’une gorge du Danube. C’est ici, dans le plus grand défilé fluvial d’Europe, à la lisière de la Roumanie, que la Serbie offre ses paysages les plus spectaculaires, là où le fleuve mythique sépare les Carpates au nord, en Roumanie, des Balkans au sud, en Serbie. Ces gorges s’étendent sur 135 km, de Bazia à Turnu-Severin. La largeur du Danube varie de 2 km à moins de 150 mètres par endroits. Le fleuve disparaît dans la puissante percée, à travers les dernières montagnes des Carpates du Sud. Le lit se rétrécit et il est dominé par de véritables murailles pouvant atteindre jusqu’à 600 mètres de haut. On aperçoit les vestiges d’une route taillée par les Romains à l’époque de l’empereur Trajan.

          Le canyon des Portes de Fer a été creusé il y a environ cinq millions d’années, au Messinien, avant la série de glaciations et de phases interglaciaires commencée depuis deux millions d’années, dont l’alternance a cependant aussi contribué à sa morphologie actuelle. En amont, on trouvait le lac Pannonien, dont le proto-haut-Danube était un affluent. Le niveau hydrologique de base s’étant abaissé au Messinien, de nombreux cours d’eau ont alors accru leur capacité d’érosion et, à un moment, le lac Pannonien put se déverser via le bas-Danube jusqu’en mer Noire : le Danube était dès lors formé, les Portes de Fer représentant la jonction. Avec le temps, le lac Pannonien se combla d’alluvions, devenant une plaine que parcourent le moyen-Danube et ses affluents.

          C’est sur la rive serbe des Portes de Fer, à Lepenski Vir , que se trouvent les traces archéologiques de l’un des plus anciens villages sédentaires d’Europe, datant de la fin du paléolithique. Durant des siècles, ce défilé, dont l’entrée est gardée par la forteresse de Golubac, a été une frontière des empires romain, grec, bulgare, serbe et turc : le premier y a laissé les langues roumaines, le deuxième la religion chrétienne orthodoxe, les suivants les langues slaves, la dernière des forteresses et une bourgade fortifiée peuplée de Turcs sur une île : Ada Kaleh (« île fortifiée » en turc), qui fut submergée en 1970 par le lac de retenue du barrage des Portes de Fer. Au nord du défilé et parfois par le fleuve lui-même passèrent maintes invasions : Celtes, Huns, Germains, Avars, Magyars, Tatars et bien d’autres, avant que des principautés vassales de la Hongrie puis des Turcs ne s’y établissent (Transylvanie et Valachie). Ce défilé forme, depuis 1878, la frontière internationale entre Serbie et Roumanie.

          Nous nous levons très tôt, ce matin, parce qu’il nous faut être sur le pont dès six heures, quand nous entamons le défilé, encore appelé Kataraktenstrecke en allemand.

La forteresse de Golubac:

          Au km 1040,5, nous voyons se dresser sur la rive droite du Danube, la ville médiévale fortifiée de Golubac avec son château, qui garde l’entrée du défilé et fut le théâtre de célèbres batailles. Elle aurait été construite au XIVe siècle et est inscrite sur la liste des monuments culturels d’importance exceptionnelle de la République de Serbie. Les bases de l’édifice sont aujourd’hui immergées, le niveau du Danube ayant significativement monté, à la suite de la construction du barrage aux Portes de Fer achevé en 1972.

Cette très belle forteresse domine le Danube à un emplacement stratégique : à cet endroit le fleuve devient plus étroit et tumultueux dans le défilé, rendant la navigation (surtout avant l’apparition des moteurs) plus difficile : ainsi les possesseurs de ce fort pouvaient à leur aise contrôler le trafic fluvial et taxer les marchandises. Au Moyen Âge, on barrait le passage aux navires grâce à une forte chaîne ancrée à un récif appelé Babakaj, de l’autre côté du fleuve.

Golubac comporte trois grandes enceintes défendues par dix tours et deux herses, solidaires des remparts par des refends épais de 2 à 3 mètres. À l’entrée de la forteresse, la première muraille doublait la défense assurée par les fossés, alimentés par des éclusettes au Danube et certainement noyés en cas de siège. Il y avait un petit village hors les murs. Bien entendu cet emplacement stratégique en a fait le théâtre d’affrontements fréquents, notamment entre Serbes, ou Hongrois et Ottomans.

La brume matinale fait fumer le Danube… ;-)

          Nous naviguons de détroit en détroit. L partie la plus belle est le troisième canyon que nous atteindrons vers 9 h 20.

          Au km 1004, nous trouvons, sur la rive serbe, le site de Lepenski vir, un site archéologique du Mésolithique, qui figure sur la liste des sites exceptionnels de Serbie.

La culture de Lepenski Vir site s’est développée sur un grand site principal, Lepenski Vir, et une dizaine de villages secondaires, appartenant à la même culture et à la même époque, situés dans un espace géographique voisin, désormais à cheval sur la Serbie, la Roumanie et la Bulgarie : Hadjucka Vodenica, Padina, Vlašac, Icoana, ou encore Kladovska Skela.

On suppose que l’origine de la culture de Lepenski Vir, parfois appelée Vârtejul Teiului en Roumanie, remonte aux premières populations européennes de chasseurs-cueilleurs de la fin de la dernière ère glaciaire. Des traces archéologiques d’une occupation humaine des grottes avoisinantes ont en effet été datées d’environ 20 000 ans avant notre ère. L’occupation du site s’étend largement sur un millénaire, du Mésolithique jusqu’au Néolithique.

Les premières fouilles archéologiques ont eu lieu en 1965 mais ce n’est qu’en 1967 que l’importance du site fut pleinement reconnue, après la découverte des premières sculptures mésolithiques. Les fouilles furent achevées en 1971, quand l’ensemble du site fut déménagé près de trente mètres plus haut pour éviter son engloutissement par le lac de retenue résultant de la construction du barrage roumano-yougoslave de Kladovo-Turnu Severin. 136 bâtiments et autels ont été découverts durant les fouilles initiales, de 1965 à 1970. À côté de sculptures simples composées de dessins géométriques, on a trouvé des sculptures plus complexes au style anthropomorphique, comme la statue dite du Dieu-poisson de Lepenski Vir. Ele est datée de 7 000 ans. Ces sculptures sont le témoin d’une civilisation très développée dotée un haut degré de savoir et de technicité.

Si la datation est correcte, cette civilisation serait plus ancienne que celle de la Mésopotamie et cela témoignerait du fait que l’agriculture et l’élevage du bétail n’ont pas été introduits via des cultures orientales, mais existaient déjà dans cette région du Danube pour se répandre, ensuite, vers l’Ouest, dans toute l’Europe…

          Au km 974, nous arrivons aux gorges de Kazan. La largeur du fleuve se réduit drastiquement et les falaises s’élèvent à pic sur les 19 km du haut et du bas-Kazan. Par endroits, la largeur ne fait plus que 150 m tandis que la profondeur est de 53 m… Et ne peut passer qu’un bateau à la fois !

C’est la partie la plus pittoresque. Et on peut y voir des monuments intéressants :

Sur la rive roumaine, au km 968, le monastère Mraconia (Mănăstirea Mraconia)

“Monastère sous l’eau, Mraconia", c’est la réplique d’un ancien monastère englouti par les eaux du Danube lors de la construction du barrage des Portes de Fer. Mraconia signifie “eau sombre” ou “endroit caché". Le monastère de Mraconia a connu toutes les vicissitudes de l’histoire, depuis les envahisseurst jusqu’à être englouti par les eaux du Danube. L’église est dédiée aux Saints Archanges Michel et Gabriel et à la Sainte Trinité.

         Non loin de là (voir carte ci-dessus), et encore sur la rive roumaine, la sculpture de Décébale : une sculpture monumentale, réalisée de 1994 à 2004, haute de 40 m et large de 20 m, c’est actuellement la sculpture rocheuse la plus haute d’Europe.

La roche est à l’effigie de Décébale, le dernier roi des Daces (qui régna de 87 à 106) et qui combattit les empereurs romains Domitien et Trajan afin de préserver l’indépendance de son pays, l’actuelle Roumanie.

Sous le visage de Décébale se trouve une inscription en latin : DECEBALUS REX—DRAGAN FECIT (traduction : le roi Décébale - fait par Drăgan), du nom du mécène qui a financé l’œuvre et a acheté le rocher en 1993. La sculpture a nécessité dix ans de travaux et douze sculpteurs1, pour un coût d’un million de dollars américains. Les six premières années ont été consacrées au dynamitage du rocher en la forme grossière voulue, et les quatre autres années, à la sculpture du visage.

          Sur l’autre rive du Danube, en terre serbe, la Table de Trajan (au km 964) :

Table réalisée par l’empereur Trajan pour commémorer le lieu de la victoire de l’armée romaine qui a conduit à la conquête de la Dacie en 105 ap. J.-C., contre, précisément, le roi Décébale et les tribus menaçantes du nord-est du Danube. C’est une plaque verticale taillée dans le rocher ornée de deux dauphins ailés, de roses à six feuilles et d’un aigle aux ailes déployées, qui mesure 3,20 m de longueur sur une hauteur de 1,80 m. Elle est surplombée d’un fronton portant une inscription moderne « Tabula Traiana ».

Ce symbole des conquêtes romaines et de l’appartenance au monde latin de la Roumanie faillit disparaître au XXe siècle lors de la construction et de la mise en eaux du barrage de la centrale hydro-électrique de Djerdap (1963-1972) car il se trouvait, alors, au-dessous du futur niveau des eaux de la retenue. Pour le sauver on entreprit de découper la table avec son entourage de rocher pour la réinstaller une cinquantaine de mètres plus haut.

On peut lire sur la plaque l’inscription en langue latine abrégée et rédigée comme suit :

  • « IMP CAESAR DIVI NERVAE F
  • NERVA TRAIANVS AUG GERM
  • PONTIF MAXIMVS TRIB POT IIII
  • MONTIBVS EXCISI. ANCO..BVS
PATER PATRIAE COS III
  • SVBLATIS VIA. .E. »

soit, dans sa reconstitution intégrale : « IMP(ERATOR) CAESAR DIVI NERVAE F(ILIVS) NERVA TRAIANVS AUG(VSTVS) GERM(ANICVS) PONTIF(EX) MAXIMVS TRIB(VNICIA) POT(ESTATE) IIII PATER PATRIAE CO(N)S(VL) III MONTIBVS EXCISI(S) ANCO(NI)BVS SVBLAT(I)S VIA(M R)E(FECIT) »

Et sa traduction en français :

L’empereur César, fils du divin Nerva, Nerva Trajan Auguste, vainqueur des Germains, Suprême pontif quatre fois investi de la puissance des tribuns, Père de la patrie, trois fois consul A entaillé la montagne et posé des poutres Pour la réfection de cette voie.

Cet empereur conquérant n’hésita pas également à faire tailler sur la rive droite du Danube, dans les parois rocheuses des Portes-de-Fer, une voie partant de Belgrade pour permettre le passage de ses armées au cœur du défilé. Cette voie rejoignait en aval, à hauteur de Drobeta Turnu-Severin, un pont sur piles de briques avec un tablier en bois, construit par l’ingénieux architecte Appolodore de Damas (entre 50 et 60-130) et sur lequel les soldats purent aisément et rapidement franchir le Danube. Quelques vestiges de ce premier pont en dur sur le fleuve sont encore visibles sur les deux rives roumaines et serbes bien que le successeur de Trajan, l’empereur Hadrien (76-138), craignant que des tribus barbares ne s’en servissent à leur tour, cessa de l’entretenir.

                          L’empire romain à la mort de Trajan

Nous passons, au km 954,2 devant la nouvelle ville d’Orsova construite à l’embouchure de la rivière Czerva. L’ancienne ville, érigée sur une île nommée Tierna par les Romains, a été engloutie sous les eaux du barrage.

                    C’est le capitaine qui a pris les commandes du bateau. Nous arrivons au barrage, au km 943. En fait, nous pouvons voir, ici, deux doubles écluses, un barrage et une centrale hydroélectrique. La différence de niveau de l’eau, de part et d’autre des écluses, est de 32 m. Ce barrage fait 78 m de hauteur et sa puissance est de 2160 MW. La première écluse a été ouverte en 1972.

Vous pouvez voir, ci-dessous, un résumé que j’ai réalisé en vidéo du passage du défilé des Portes de Fer. Vous pouvez également la regarder en plein écran ou en “image dans l’image” :

Le Danube entame, après ce passage, un grand virage vers le sud. Il traverse Gruia, Pristol, Cetate et Calafat. Il poursuit ensuite son chemin vers l’est où il forme sur 400 kilomètres la frontière avec la Bulgarie.

Demain, nous serons en Bulgarie. Mais admirons, ce soir, le coucher de soleil sur le Danube :

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